Entre inondations et concurrence des mémoires, les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale tombent mal à Sarajevo. Le 28 juin 1914, un jeune nationaliste serbe mettait le feu aux poudres en abattant l’héritier de l’Empire d’Autriche-Hongrie dans le centre de la ville. Cent ans plus tard, les célébrations divisent les Sarajéviens.
Le 28 juin 1914, Gavrilo Princip, membre du groupe Jeune Bosnie, abat l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, et son épouse Sofia. L’Europe était déjà en alerte et chacun semblait attendre l’étincelle qui causerait l’explosion du monde de la Belle Époque, le suicide de l’Europe. À la suite de cet attentat, la guerre qui s’ensuivit dura quatre ans, tua dix millions d’hommes et provoqua la chute de l’Empire austro-hongrois… Son armistice ne mit pas réellement fin à la guerre, qui se mua en second conflit mondial…La ville s’apprête donc à commémorer un tragique événement.
À qui la faute ?
Cet anniversaire pourrait bien rouvrir des plaies profondes, puisque le jeune meurtrier, Gavrilo Princip était serbe. À l’époque, l’Autriche-Hongrie accusa la Serbie de cet assassinat…La commémoration est une bonne occasion pour raviver un conflit séculaire au cœur des Balkans, entre accusations et règlements de compte.
Depuis cet événement, d’autres tensions sont en effet venues s’ajouter et les relations entre états voisins (Croatie, Bosnie, Serbie) ne se sont pas vraiment apaisées. La Seconde Guerre mondiale et l’épuration des Serbes, notamment au camp de concentration oustachi (croate) de Jasenovac, la guerre des Balkans entre 1991 et 1995, l’épuration des Bosniaques et des Croates, puis des Serbes du Kosovo ajoutent donc encore aux rancoeurs de 1914.
Selon Zlatko Dizdarevic, ancien rédacteur en chef du journal Oslobodenje (Libération) à Sarajevo, « cet anniversaire n’est pas celui des Sarajéviens ! Il va ranimer des problèmes. Nous avons déjà tant de mal à cohabiter. Cela nous fait porter une lourde responsabilité. Pourquoi avoir choisi Sarajevo pour cette commémoration ? Il aurait été moins violent de le faire à Paris ! »
La guerre des mémoires
Le général Jovan Divjak est un héros à Sarajevo. Il s’est engagé, pendant le siège de la ville, entre 1992 et 1995, aux côtés des Sarajéviens face aux troupes de l’armée serbe de Yougoslavie, alors que lui-même est d’origine serbe et se définit comme bosnien. Pour lui aussi, cet anniversaire sonne faux. « Nous n’arrivons déjà pas à nous mettre d’accord pour écrire un livre d’Histoire commun entre la Bosnie, la Serbie et la Croatie. Ici il y a trois histoires et trois vérités différentes. Comment voulez-vous que nous nous sentions unis par cet événement qui se dit « de paix » et qui, en fait, ravive les tensions ? Le jour où nous pourrons chacun reconnaître les crimes de guerre commis des trois côtés, alors peut-être nous pourrons avancer. »
La France au cœur des commémorations
De son côté, l’Ambassade de France en Bosnie multiplie les événements pour commémorer, dans la bonne entente, le centenaire du premier conflit mondial. Donato Giuliani est le nouveau directeur de l’Institut Français de Sarajevo, depuis septembre 2013. Il explique les moyens mis en place à cette occasion. « Deux millions d’euros ont été débloqués pour le centenaire : environ un million pour la fondation Sarajevo cœur de l’Europe et un autre million pour des appels à projets à destination d’ONG. Il y aura notamment une course cycliste autour de la ville, un spectacle fédérateur en extérieur à la tombée de la nuit et un projet de courts-métrages. » Pour Roland Gilles, ambassadeur de France en Bosnie-Herzégovine, l’objectif est simple : « faire partir de cette ville un message de paix et de réconciliation un siècle après l’étincelle de l’attentat » qui mit le feu aux poudres de l’Europe.
Un pays dévasté par les inondations
Zlatko Dizdarevic est amer ; il estime que ces événements commémoratifs sont cyniques. « L’Europe se désintéresse des réels problèmes de la Bosnie. Les politiciens viendront y faire de grandes déclarations creuses, mais personne ne s’engage à relancer réellement l’Europe ici. Notre pays est détruit, ruiné. » En effet, à l’automne 2013, à cause de l’instabilité politique en Bosnie, 47 millions d’euros issus du fonds pour la pré-adhésion à l’Union européenne (fonds IPA) ont été gelés par Bruxelles. Ils devaient aller à Sarajevo.
Les récentes inondations qui ont ravagé le pays ne vont pas aider à trouver un esprit de fête. De plus, les éboulements de terrain ont fait resurgir des mines antipersonnels des années 1990. À Usora, en Bosnie-Herzégovine, à quelques kilomètres de Doboj, une dizaine de corps ont été retrouvés dans une ancienne fosse commune que les intempéries ont permis de découvrir. Les experts cherchaient depuis plusieurs années, en vain, ces charniers.
L’année 2014 rouvre les plaies des Balkans et rappelle tristement le suicide de l’Europe qui s’est joué en juin 1914. Pourtant, les élans de solidarité citoyenne se sont multiplié dans les pays voisins, preuve que même ici, l’on veille les uns sur les autres, par-delà les frontières. « Les politiques créent des problèmes qui n’existent pas pour rafler des votes supplémentaires. Dans ces inondations, ce sont les citoyens qui ont agi et qui se sont mobilisés. On aimerait que ça change, mais notre système politique est corrompu », déplore Jasmina Avramov, jeune journaliste en Serbie.
Des ONG oeuvrent à la réconciliation et au vivre-ensemble ; c’est le cas de Peace Event qui souhaite « prévenir et abolir la guerre pour une culture de paix »… Et si dans les Balkans les nationalismes progressent fortement ces dernières années, surtout parmi les jeunes générations, peut-être que ces événements commémoratifs et festifs permettront, au contraire, de créer de nouvelles dynamiques positives.