«Ce sont les écrivains qui ont ouvert Trieste à l’Europe»

Tatjana Rojc est spécialiste de la littérature slovène et italienne. Elle a récemment fait paraître une monographie sur l'écrivain Boris Pahor (inédit en français).

Tatjana Rojc est spécialiste de la littérature slovène et italienne. Elle a récemment fait paraître une monographie sur l’écrivain Boris Pahor (inédit en français).

Baptiste Cogitore : Tatjana Rojc, y a-t-il un lien entre les écrivains italiens et slovènes à Trieste ?

Tatjana Rojc : Il n’y a pas de véritable lien entre ces écrivains : il faut dire que la culture à Trieste a été divisée. Cette division perdure mais ces dernières années, elle a changé. Boris Pahor a contribué à ce que le mur entre la culture italienne et la culture slovène soit abattu. La situation est radicalement différente aujourd’hui, même si beaucoup de grands écrivains slovènes de Trieste ne sont pas connus en Italie. Boris Pahor appartient ainsi à Trieste, mais ce n’est pas l’auteur le plus connu de cette ville. Alors qu’il est célèbre dans toute l’Europe, qu’il a traversée à maintes reprises !

Baptiste Cogitore : Pourquoi Trieste est-elle plus propice que d’autres villes européennes aux écrivains ? Elle a vécu des divisions parfois très violentes : elle a été fasciste dans les années 1920, occupée par les nazis en 1943, prise par les partisans yougoslaves de Tito à la fin de la guerre, puis placée sous contrôle de l’ONU en 1947, et « rendue » à nouveau italienne… C’est ce va et vient dans l’Histoire qui poussent des écrivains à s’y attacher ?

Tatjana Rojc : Trieste est une des capitales mondiales de la littérature, notamment pour l’histoire multiculturelle qui caractérise la ville, absolument. Jusqu’en 1918, la littérature à Trieste [alors austro-hongroise] connait une tendance novatrice, avant-gardiste, voire futuriste. Mais après la Première Guerre mondiale, on assiste à un coup d’arrêt brutal : à travers le nationalisme, le chauvinisme, le repli sur soi. La littérature italienne change alors complètement. Malgré les pressions des fascistes italiens, la littérature slovène à Trieste reste active. Pour autant, les grands écrivains slovènes de Trieste ne sont pas connus et reconnus. En fait, les auteurs slovènes et italiens ne parviennent pas à communiquer ; ils ne parviennent pas à instaurer un dialogue : c’est seulement aujourd’hui que les deux communautés commencent à dialoguer. Alojz Rebula et Miroslav Kosuta, nés au début du XXème siècle, qui se sont formés pendant le fascisme, ne sont connus qu’aujourd’hui, dans les années 2000. Donc oui, la ville de Trieste est en fait propice à l’écriture, de par son riche bagage culturel historique.

Baptiste Cogitore : Trieste est-elle une capitale littéraire qui s’ignore ?

Tatjana Rojc : Trieste est une ville qui a vu de grands écrivains de naissance mais aussi internationaux, comme James Joyce, qui y a vécu et écrit. Trieste compte sur le plan de la littérature. On pourrait dire qu’elle fait partie des grandes capitales littéraires, mais il s’agit là d’une vision européenne. Cela ne fait que vingt ans que Trieste a pris conscience de ce rôle important qu’elle occupe. L’arrière-pays [slovène, ndlr.] a enfin une visibilité : ce sont en fait les écrivains qui ont ouvert Trieste à l’Europe. La situation politique européenne de ces vingt dernières années a beaucoup changé : le mur de Berlin n’existe plus et la Slovénie est entrée dans l’Union Européenne en 2004. Les équilibres ont changé. Tout cela participe au nouveau positionnement de Trieste qui est en train de naître, de se développer. C’est une sorte de nouvelle ville de capitale littéraire dont le secret réside dans le dialogue, enfin possible, entre les deux cultures : italienne et slovène.

Baptiste Cogitore : Quand on lit Aux frontières de l’Europe, de Paolo Rumiz, l’écrivain voyageur, habitué à la frontière , qui disait que l’Est commençait à Trieste, on sent que de l’eau a coulé sous les ponts. Qu’est-ce qui a changé depuis l’entre de la Slovénie à l’UE ? Vous dites que c’est l’arrière-pays qui s’ouvre désormais aux Italiens ? Le changement a donc été à la fois politique et culturel ?

Tatjana Rojc : Auparavant, on pensait qu’au-delà de Trieste, il y avait une unité monolithique, avec une identité partagée partout : « l’Est ». Mais maintenant on a pris conscience que le monde slave a des caractéristiques différentes et des particularités. Cette frontière présente dans l’esprit des gens, mais l’absence de dialogue entre la partie occidentale et orientale du continent, et ce manque de confiance entre les deux Europe sont en train de disparaître. La conscience change, à Trieste aussi. La ville est désormais slovène, italienne, et européenne. La preuve : le journal Il Piccolo [de Trieste, ndlr.] a offert une page entière à Srecko Kosovel en 2004, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur. Ce poète mort à l’âge de 22 ans est souvent surnommé le « Rimbaud slovène ». Cette commémoration n’aurait pas été possible il y a vingt ans, mais elle l’est aujourd’hui. Enfin, la présence de la culture slovène est reconnue en Italie.

Baptiste Cogitore : Et bien sûr, Boris Pahor y est pour beaucoup !

Tatjana Rojc : Boris Pahor est un témoin d’une énorme partie de l’histoire de Trieste : il a connu trois dictatures et s’est toujours battu pour la démocratie et sa conscience politique y est pour beaucoup. Trieste se découvre européenne aujourd’hui, tout comme la Slovénie se découvre comme une nation européenne. La Slovénie le pays slave qui compte le moins d’habitants. Les Slovènes ont eu besoin d’aller vers les autres, de voir au-delà de leur propre petit pays. Cela a contribué à la place centrale de ce pays en Europe. L’écrivain italien et triestin Claudio Magris l’a confessé : « nous sommes ignorants de la culture slovène », ce qui sous entendant que nous ne la connaissions pas. Or, s’il n’y a pas de connaissance, il n’y a pas de respect.

Entretien traduit de l’italien par Paolo Canavese.

Mai 16 2014

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