Bulli Tour Europa : Le Centre de décontamination culturelle a été crée en 1993, mais n’a été officiellement inauguré qu’en 1995, à une période où la pression politique de Milošević était grande et où il y avait besoin d’un espace critique. Cette même année, c’est aussi le massacre de Srebrenica où 8 000 personnes seront assassinées par l’armée serbe. C’est une période violente, dangereuse, où la liberté de s’exprimer est réprimée.
Ana Isakovic : Le Centre de décontamination culturelle est une ONG qui, depuis janvier 1995, œuvre à métamorphoser l’atmosphère sociale qui a été contaminée par le discours nationaliste et le mensonge. Nous tentons de passer par le théâtre, et l’art, pour contrer l’aliénation générale et pour re-politiser la population. En janvier 1997, Milošević qui, jusque là avait bénéficié du soutien de la majorité des Serbes, perd sa popularité. La jeunesse serbe descend dans la rue et entame une rébellion. Parmi les manifestants, il y avait Sonja Vukicevic, chorégraphe qui œuvre à un théâtre corporel. Elle répétait alors Mac Beth et a joué des scènes, dans la rue, devant la police.
Bulli Tour Europa : En avril 2001, Milošević est arrêté et extradé à la Haye pour être jugé par le tribunal international. Quelques mois plus tard, en décembre 2001, le président de la République française, Jacques Chirac, était en visite officielle en Serbie. À cette occasion, il a fait Madame Borka Pavicevic, fondatrice du Centre de décontamination culturelle de Belgrade, Chevalier de la Légion d’Honneur. En elle, il a reconnu la résistante du passé. Mais maintenant, la démocratie est installée en Serbie. La « contamination » des années 1990 et celle d’aujourd’hui sont bien différentes. Quelle place tient le Centre actuellement ?
Ana Isakovic : Le CZKD reste un espace de libre parole où se tiennent des discussions, des pièces de théâtres, des expositions. Nous ne savons plus ce que « société civile » veut dire. La Serbie des années 2000 pose encore de nombreux problèmes et si la contamination est invisible, elle est pourtant partout. Le gouvernement actuel tente de nous faire croire qu’il veut enrayer la corruption des politiques, en organisant quelques procès ici et là. Or c’est une manipulation des gens, pas de la démocratie !
Bulli Tour Europa : En novembre 2007, le CZKD menait un projet de série théâtrale sur la guerre des Balkans. Construit en cinq épisodes, cet événement tenait lieu de débat politique. Le projet « Risque » — prendre le risque d’en parler — permit d’entendre les textes d’Ivana Sajko, auteur dramatique croate. Dans son monologue Europa, elle met en scène une sorte de Mère Courage (hommage à Brecht) appelée Mère Europe, qui se dresse contre la guerre et les nationalismes. Sept ans après, où en est le CZKD aujourd’hui ?
Ana Isakovic : Nous sommes sept personnes à travailler pour le CZKD et à organiser quatre événements par semaine. Après la chute de Milošević, on a eu un espoir de changement ; on s’est mis à rêver de l’Europe, à penser pouvoir voyager sans visas… Mais la réalité est tout autre et la censure existe encore actuellement en Serbie. Et il y a cette corruption immense aussi. Alors l’éducation est primordiale car les jeunes générations sont beaucoup plus radicales que celles de leurs parents. Les jeunes Serbes de 20 ans sont très nationalistes et sont particulièrement racistes face aux Roms, aux Croates, aux Bosniens. Ils sont en fait contre les minorités.
Nous l’avons constaté aussi lors de la Gay Pride de Belgrade qui a posé tant de problèmes. Depuis des années, elle est interdite en raison de l’impossibilité de garantir la sécurité des manifestants. En juin 2001, la première Gay Pride organisée à Belgrade se solda par de violents affrontements : 50 policiers firent face à 2 000 contre-manifestants. Le CZKD avait accueilli une exposition liée à la lutte pour la reconnaissance des LGBT. Le lieu fut surveillé par des policiers et des chrétiens intégristes sont venus chanter devant l’entrée du centre. Un théâtre engagé est donc nécessaire de tous temps, pas uniquement en période de guerre !