Une histoire mouvementée
La ville de Drohobytch a une histoire bien proche de celle de Lviv. Cité multi-ethnique par le passé, elle est devenue aujourd’hui mono-ethnique. Les Polonais et les Juifs qui représentaient en tout deux tiers de la population ont quitté les lieux.L’histoire mouvementée de cette partie occidentale de l’Ukraine permet de comprendre ses spécificités. Tout d’abord cité de l’empire austro-hongrois, elle est ensuite devenue polonaise (entre 1918 et 1939) avant d’être rattachée à l’URSS. La ville sera ensuite occupée par les nazis en 1941 et retrouvera le giron soviétique pour quelques décennies, au sein de la République socialiste soviétique d’Ukraine.
Patrimoine en sursis
La vieille synagogue de 1865 a été transformée pendant l’époque communiste en grenier à sel puis en magasin de meubles. Ce n’est qu’après la chute du bloc soviétique qu’elle a été rendue à la communauté juive de la ville. En 2014, un riche mécène a permis de démarrer le chantier de réaffectation des lieux. Il n’aurait pas fallu moins de 500 000 euros pour refaire les intérieurs et extérieurs fatigués. Le cimetière juif quant à lui attend de bonnes âmes pour le débroussailler. Les herbes hautes empêchent tout passage vers les pierres tombales. C’est ici que seraient enterrées les victimes du 21 novembre 1942, le « jeudi noir » au cours duquel les nazis ont assassinés 265 juifs du ghetto de la ville.
Sur les traces de Bruno Schulz
Parmi les victimes de la fosse commune du cimetière juif reposerait le corps de Bruno Schulz. Cet artiste et auteur polonais d’Ukraine fut lui aussi enfermé dans le ghetto, dès 1941. Sa tâche consistait à référencer toutes les œuvres d’art volées par les nazis. Chaque jour, il sortait du ghetto pour poursuivre son inventaire, puis rentrait le soir, comme de nombreux juifs travaillant à l’extérieur. Schulz était en fait sous l’aile « protectrice » de l’officier de la Gestapo Felix Landau. Ce dernier lui ordonna de peindre des fresques murales pour la chambre de ses enfants. Schulz réalisa des illustrations des contes de Grimm. Il mourut lors du jeudi noir, quand l’autorisation fut donnée aux nazis de tuer tous les juifs qu’ils croisaient. Un officier assassina Schulz, vraisemblablement pour se venger de la mort de son protégé, tué par Landau. Un règlement de compte entre officiers SS par victimes juives interposées.
Une mémoire à vendre
Pendant des années, les fresques de Schulz furent oubliées. On ne les redécouvrit que des décennies plus tard. Un mécène proposa 300 000 euros à la mairie de la ville pour les protéger et les exposer à Drohobytch dans un musée local. Peu de temps après leur découverte, une équipe du mémorial Yad Vashem débarqua sur place pour voir les fameuses peintures. Rapidement, les fresques furent désolidarisées de leur mur d’origine et embarquées par avion.
Leonid Golberg est un passionné d’histoire. Il participe chaque année au « festival de Schulz » organisé dans la ville. Pour lui, la dépossession de ces fresques a été une honte. « Le maire de Drohobytch a agi sans concertation. Il n’a pas sollicité l’avis des habitants avant de vendre les fresques et d’organiser leur départ vers Israël. » Mais la nouvelle n’a pas fait grand bruit en Ukraine, tant la concurrence mémorielle est grande en Ukraine.
Concurrences des mémoires
L’Ukraine accuse en effet un retard dans l’étude de son passé récent. La question du génocide juif est notamment difficile à aborder tant l’héritage de l’ère soviétique est encore présent dans les esprits.
Dans les rues de la ville, nous rencontrons par hasard un franco-ukrainien d’une quarantaine d’années. Il se dit « nationaliste des deux pays » et arbore un tee-shirt aux couleurs de l’Ukraine. Originaire de Bretagne, il revient chaque année « chez lui », en Ukraine, là où ses grands-parents vivaient. Par passion pour l’Histoire, il réalisa un documentaire sur le passé de l’Ukraine entre 1932 et 1945. Seule une partie a été gardé lors de l’étape finale du montage ; elle portait sur la période 1939-1945.
« J’ai fait des recherches sur le génocide ukrainien (Holodomor) et sur le génocide juif (Shoah). Des hautes institutions mémorielles se sont penchées dessus… et n’ont retenu que la partie sur les Juifs. Je suis lassé de cet accaparement de la mémoire et de la douleur. Il faut aussi accepter de reconnaître les autres blessures… reconnaissons celles de 1932 avant de reconnaître celles de 1945 me semblerait logique. Mais actuellement, il y a une véritable mainmise sur l’histoire par la mémoire de l’Holocauste. Il n’y a plus de place pour personne d’autre. Cela énerve et crée de tristes concurrences. »