Elles sont filles, Femmes, mères, ou sœurs et ont toutes perdu quelqu’un ou quelque chose pendant la guerre d’indépendance de la Croatie en 1991. Rassemblées au sein de l’association « Sunny », les femmes de Vukovar parlent d’une même voix : celle de victimes qui n’ont obtenu ni reconnaissance, ni justice.
L’homme qui lui a pris son père vit toujours en ville
Les plus jeunes sont celles qui ont perdu leur parent pendant la guerre. Jelena Jera Gavric a 32 ans ; elle en avait 10 pendant le conflit. Alors qu’elle était à l’hôpital avec ses deux parents un jour d’automne 1991, les hommes et les femmes ont été séparés en deux colonnes. Elle est restée avec sa mère à droite, son père était dans la file de gauche. Il s’est retourné, parmi les autres prisonniers, et lui a fait un signe de main. Ce jour-là, 264 Croates seront assassinés par des combattants serbes à quelques kilomètres de Vukovar. C’est la dernière fois que Jelena a vu son père. Vingt ans plus tard, elle sait qu’un des hommes qui a participé à ce meurtre travaille actuellement pour la poste de Vukovar, où elle vit encore. Et parfois, elle le croise en ville.
L’impunité pour mémoire
Les autres femmes, plus âgées, sont celles qui ont été violées. Les histoires se ressemblent tristement… Souvent il y eut plusieurs violeurs, puis la prison, l’humiliation, la torture. Et la même suite tragique : pour elles, aucun procès, aucun jugement. Les femmes n’ont jamais pu obtenir satisfaction : elles souhaitent être reconnues comme des victimes de guerre. Le gouvernement croate quant à lui tente d’apaiser la situation, et, encombré par ses victimes, préfère oublier.
Une situation économique qui n’arrange rien
Il y a aussi les hommes de Vukovar, visages marqués par cette injustice quotidienne. Ils ont été battus, torturés et emprisonnés dans un des camps des alentours de Vukovar. Daniel Rehak et Zdravko Komsic, 65 et 58 ans, racontent comment l’instinct de survie leur a permis de supporter les neuf mois d’internement. Affamés, enfermés, battus, ils se disent chanceux de s’en être sortis. Eux non plus n’ont toujours pas trouvé l’apaisement. Leurs geôliers sont dans la ville, parmi eux. Les meurtriers travaillent ici alors que Zdravko, lui, est au chômage technique. Après guerre, la ville a sombré dans l’effondrement économique. Avant 1991, la plus grande usine de Vukovar employait 23 000 personnes ; aujourd’hui il n’y a plus que 500 employés. Et on compte plus de 80% de chômeurs dans la ville, ce qui n’arrange évidemment pas les choses.
- « Nous ne nous vengerons pas »
Les hommes ont lancé des poursuites judiciaires, mais tout stagne, entre le gouvernement de Croatie qui ne sait que faire de ces témoins, et celui de Serbie qui ne veut rien entendre. Si rien ne bouge, ils iront à Strasbourg, devant la Cour européenne des Droits de l’Homme ; c’est tout ce qui leur reste. « Il y a du négationnisme en Serbie. Ils nient l’existence des camps ! Nous restons confiants en la justice, nous n’avons rien d’autre. Nous ne nous vengerons pas ; la justice arrivera bien un jour. » Et Danijel Rehak de préciser : « Ce n’est pas de tous les Serbes dont nous parlons ; seulement de ceux qui ont participé à ces atrocités. » En effet, pendant le conflit, 5% de Serbes ont rejoint les rangs des Croates pour défendre la ville avec eux. Malheureusement, dans les relations actuelles, ce petit pourcentage est balayé par le sentiment d’injustice et d’incompréhension.
Une éducation séparée
Nous découvrons la ville de Vukovar aux côtés de Ruzica Barbaric, 63 ans. Victime de multiples viols, elle a été torturée et emprisonnée à Velepromet. « Je n’ai pas les mots, ce n’est pas facile d’expliquer ce que nous ressentons. 22 ans après, rien n’a changé ». Nous longeons la rive du beau Danube bleu. Face à nous, la Serbie qu’elle pointe du doigt. « Je me souviens des tirs nourris, pendant plusieurs jours, qui venaient de là-bas. J’avais si peur de cette rive. » Aujourd’hui, elle fait face à ses souvenirs et explique comment la guerre continue ici, différemment. À Vukovar, les écoles ont des classes différentes pour les Serbes ou les Croates. Les élèves sont regroupés par nationalité. « Ici, les enfants sont éduqués dans la haine de l’autre. » déplore Ruzica Barbaric.
Ici, la cohabitation est un défi
Les femmes essaient de reconstruire une vie ici, mais tout les ramène à cette violente période. Beaucoup de maisons sont encore criblées de balles, de nombreux édifices en ruines jouxtent des bâtiments flambants neufs, et la ségrégation continue. « Il y a des bars serbes et des bars croates ; les gens ne se mélangent pas » raconte Jelena Jera Gaonic. Et Danijel Rehak de poursuivre : « nous devons vivre ensemble ; où irions-nous sinon ? » Ici, la cohabitation est chaque jour un défi.
« Tous aimeraient oublier pour pouvoir vivre »
Et il y a aussi toutes celles qui n’ont pas osé raconter. Plus de deux cents femmes ont été violées dans la ville ; une trentaine seulement ont accepté prendre la parole et de témoigner ouvertement. Certaines ont dû accoucher d’enfants indésirables ; ils ont connus ensuite l’orphelinat et elles, la culpabilité et la souffrance en silence. Le prêtre franciscain de Vukovar explique : « Tous ici aimeraient oublier pour pouvoir vivre. On oublierait volontiers mais il n’y a aucun regret de la part des agresseurs, alors comment trouver la paix et le pardon ? »